Je débute chaque session d’écriture en mettant les Nocturnes de Chopin ou des sonates pour piano de Brahms. J’ai besoin de la mélancolie de cette musique, elle résonne avec la noirceur de mon état d’âme. Chaque mot qui se forme sur le papier contient un morceau de mon angoisse. J’ai longtemps résisté à me consacrer à l’écriture. L’écriture, à mes yeux, était un exercice n’étant utile qu’à soi, donc inutile. Ce que je voulais, c’est contribuer en apportant des solutions aux problèmes que j’observais : exclusion, pauvreté, racisme, abus, haine… Partout les gens semblaient souffrir, toujours les solutions paraissaient insuffisantes, inadéquates ou inexistantes. Ce constat, répété sans cesse, me pesait, me poussait à l’isolement. Il nourrissait ma colère et mon refus d’accepter la réalité. Dans ces conditions, comment faire sa place dans un monde sans être capable d’y faire face? Comment trouver un remède aux malheurs lorsqu’on se retire du monde?

Dans ces instants sombres, l’écriture me permet de redonner un sens là où je n’en vois plus. C’est par la création d’un univers imaginaire que la réalité devient supportable. Au-delà de l’effet cathartique de la création artistique, il existe pourtant un autre bienfait à l’art, celui de toucher les autres. L’art est souvent perçu comme un moyen d’élever l’âme. La musique, l’architecture, la peinture et autres formes artistiques sont érigées en monuments de beauté, censés aspirer l’humain hors de sa misère. Certains, plus aptes, escaladeront ces sommets. L’art devient source d’inspiration pour réaliser de grands projets. Mais nombreux sont ceux qui, affaiblis, ne seront pas inspirés par cet art. Ils se sentiront écrasés et diminués devant la grandeur imposante de ces monuments. L’art ne peut donc pas rester perché dans ses hauteurs, mais doit pouvoir descendre dans les fonds de l’âme humaine et l’accompagner dans son ascension. Lorsque l’âme ne s’élève pas devant la beauté, la beauté doit s’agenouiller et se mettre au niveau de l’âme blessée. C’est ce qu’accomplit la mélancolie du piano de Chopin.

L’écriture me permet de redonner un sens là où je n’en vois plus. C’est par la création d’un univers imaginaire que la réalité devient supportable.

Ce qui donne aux Nocturnes de Chopin ce côté triste, c’est que la majorité des pièces sont jouées en tonalité mineure. Elles sont à l’opposé des symphonies, en majeur, harmonieuses qui célèbrent la vie, l’amour, le courage et autres grands sentiments de manière kitsch, au sens kundérien du terme. L’absence d’harmonie de la tonalité mineure permet à cette musique de côtoyer la laideur, parce qu’elle contient, tout en étant belle, une part de laideur. Ces morceaux sortent de l’abstraction d’une beauté idéalisée pour s’ancrer dans la lucidité du monde.

Ce n’est donc pas un hasard si le jazz, le blues, le gospel se jouent en mode mineur. Ces musiques afro-américaines prennent naissance dans la douleur, la tristesse et l’oppression pour la transformer en amour, bonheur et dignité. Dans cet esprit, utiliser des chants d’esclaves pour monter un spectacle grandiose et aseptisé relève d’une incompréhension totale de ce que ces chants représentent. C’est minimiser le processus qui consiste à semer les graines de la dignité et de l’émancipation sur le sol de la douleur et de l’oppression. La beauté n’est pas un idéal, mais un bouclier pour affronter la haine, un support pour se tenir fièrement, un espace de partage et de solidarité.

Dany Laferrière utilise l’exemple de l’art naïf haïtien et du point de fuite pour décrire son écriture. Au lieu de se projeter dans son œuvre, c’est l’œuvre qui sort pour se réfugier dans le plexus de la personne qui lit. Son ambition est d’infiltrer l’imaginaire du lecteur afin d’y loger son univers. En cherchant à toucher les gens de la sorte, il devient désormais possible de sortir de son isolement destructeur. Le déni du mal ne peut conduire à la guérison. Voilà comment je veux écrire! Voilà pourquoi je veux écrire! Écrire m’aide à m’évader au besoin, mais avant tout, il me permet de trouver ma place et d’être utile.

  • Vivardy Boursiquot est né à Montréal de parents d’origine haïtienne. Il a par la suite grandi à Sherbrooke puis à Port-au-Prince, pour enfin revenir à Montréal, à l’âge de seize ans. Marqué par ses nombreuses périodes d’adaptation, il développe un recul par rapport à la société et s’interroge sur les processus de formation de l’identité, de perception de la réalité et de la marginalisation des minorités. Passionné de photographie et d’écriture, il s’implique à articule, un centre d’artistes autogéré et siège sur son conseil d’administration depuis 2017.

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