Image: Cassie Jones, Healing from the Inside Out, 2018.


Respirer. Soulever sa cage thoracique. Étirer le cou pour faire craquer les vertèbres et étendre les dorsaux. Pousser les épaules en arrière. Jour mauvais. Jour sans. Je me sens vide, je n’écris plus.
Et puis un mot, puis deux, une phrase. 
 

Pendant longtemps j’ai tenu un journal intime, jusqu’à mes 17 ans environ. J’ai beau les relire, je ne sais toujours pas ce qui m’a poussé à arrêter d’un coup, le carnet s’est fini et je n’en ai jamais commencé un autre. A les parcourir avec beaucoup de gêne, l’écriture y est douloureuse, et j’ai l’impression qu’à cette période-là, je ne prenais le stylo que pour hurler un mal-être adolescent alors qu’au final je n’allais pas si mal. Les dix ans qui ont suivi, je n’ai que très peu écrit. Et puis j’ai été violée et pendant les mois qui ont suivi, j’ai pensé très fort que je ne pouvais pas me guérir moi-même. Je me suis vue incapable, attendant d’être sauvée sans succès. Alors un soir d’insomnie, à 3h du matin, j’ai recommencé. J’ai écrit, ou plutôt j’ai d’abord décrit. J’ai décrit la scène pour qu’elle sorte de ma tête, je l’ai écrite sur la pointe des pieds, avec les détails dont j’avais honte, j’ai créé une adresse mail anonyme et je l’ai envoyé à Polyvalence, un site qui publiait des témoignages sur les violences sexuelles. Je l’ai envoyé au plus loin de moi, mais surtout j’ai présenté au monde cette histoire, je l’ai sortie de ma chambre à coucher, elle était étalée sur une page avec un titre et un dessin, et les gens commentaient, ils commentaient des mots doux, effarés ou froids mais tous ces mots reconnaissaient ce qui était arrivé, ils prenaient ma parole sérieusement, ils l’absorbaient et y répondaient. Mon texte m’avait soulagée quand je l’avais écrit, mais il avait continué à me guérir quand il avait été partagé avec d’autres. Il avait stoppé l’hémorragie, et calmé le tourbillon de pensées. 
Les insomnies ont doucement diminué. 

En écrivant ces mots, là maintenant, je guéris, je guéris de toutes les remarques odieuses qu’il m’a dites, je reconstruis ma confiance, une touche après une autre je me débloque et je lèche mes plaies. 

C’est devenu un reflexe. J’ai guéri avec chaque mot écrit qui a été lu, chaque texte publié ici ou là, j’ai guéri à chaque mail reçu qui me disait j’ai vécu la même chose, j’ai guéri en regardant les autres pleurer ou rire, en voyant ma douleur partagée. J’ai levé la tête et baissé le stylo, et j’ai raconté ce dont j’aurais dû avoir honte, j’ai raconté la peur et les violences, la chute et le désir, ma haine et mes erreurs, j’ai raconté l’amour j’ai raconté mon corps. J’ai écrit en mettant ma rage dans chaque lettre.  

Mais l’écriture, aussi salvatrice soit-elle, n’est pas un don, c’est une expérience, un exercice, un sport. Des fois, j’écris sans m’arrêter, comme si les mots avaient assez tourné dans ma tête, qu’ils cherchaient une sortie de secours toute trouvée. Mais souvent, je me fais cinq tasses de thé et deux tartines pour pouvoir écrire trois mots. Les mots ne coulent pas de mes doigts comme un cadeau qui m’aurait été donné à la naissance. Ils sont pesants et malhabiles, et je les examine, sceptique ou satisfaite, mais surtout je me force, je m’astreins à l’écriture, je pratique. C’est quand même un peu un truc de sorcière cette histoire d’écriture quand on y pense. Imaginer que des lettres mises bout à bout permettent de se sentir plus vivant.e. Fonctionnent comme de l’Arnica. Apaise la peau irritée par une vie et une société remplies de lames tranchantes. Mais comme tous les remèdes, comme tous les élixirs, on nous tient à distance de l’écriture. C’est étrange qu’on enseigne à l’école qu’il y a une bonne et une mauvaise écriture, des gens qui ont le droit d’être lu et d’autres non, des histoires qui peuvent être dites et d’autres qui doivent absolument rester enterrées, comme s’il fallait que l’on reste le plus loin possible des pratiques qui nous réparent.  

On réalise que notre douleur est commune, qu’elle nous rassemble, et que ce cercle de douloureu.x.ses est plein de force.

Quand les mots sont bons, quand les phrases s’enchainent, quand je reconnais exactement ce que je ressens sur le papier, alors seulement je cicatrise.  

Ecrire oui, mais aussi partager. Ecrire et transmettre, écrire pour se reconnaître parmi mille. Exprimer et sourire un peu, parce qu’on réalise que notre douleur est commune, qu’elle nous rassemble, et que ce cercle de douloureu.x.ses est plein de force. Alors depuis peu je découpe, et je colle aussi. Je contribue à créer ce cercle, et pendant que mon imprimante crache des textes qui m’ont été envoyés, je nous vois rentrer en résistance. Pendant des années, j’ai pensé que je ne connaissais rien à l’art. Que c’était étranger à moi, que je n’étais pas créative, pas inventive ni imaginative. Mais parce qu’on cherchait un endroit ou publier nos textes, parce que rien ne semblait adéquat, avec une copine on a décidé de faire un zine. On a pensé qu’il serait moche mais que ça serait le but, on voulait faire un zine avec du papier dégueulasse, de l’encre qui bave et des images mal découpées. On voulait que tout le monde puisse se dire capable de nous imiter, on voulait ne faire ni quelque chose de nouveau, ni quelque chose de lissé, on s’était dit surtout pas de théorie, ah ça non surtout pas. Persuadées que personne ne voudrait lire nos états d’âme, on le refilait aux gens l’air coupable, tu le mettras dans tes toilettes. Un jour on a été contactées par une foire aux zines et on a vu notre nom dans la liste des artistes, et on a débarqué pétrifiées, sans savoir dessiner, avec nos zines xeroxés remplis de notre intimité, en couleur, sous le bras. A peine assises, on a filé au supermarché d’à côté : il nous fallait du gros sel, il nous fallait nous donner de l’assurance, alors on a salé notre stand, on a vidé notre sac à dos pour faire de la déco, et on a cessé de respirer. Le soir, le stand vidé, on était devenues des filles avec une pratique artistique comme ça, comme de rien. On a pensé à celles et ceux qui étaient reparti.e.s avec des bouts de notre vie, puis on a vite oublié.
Et depuis un an, on récolte les histoires des autres, leurs mots à eux, on les colle, on les décore et on les diffuse là où on peut, en espérant qu’ils arrivent à guérir d’autres que nous.  

Créer un objet, mettre en valeur les textes, photographier nos corps sur la couverture, découvrir que des gens se l’échangent, qu’il a une vie propre, qu’il fait parler et surtout, qu’il motive à écrire plus, toujours plus. Et finalement le trouver beau.

  • Marcia habite à Paris, est travailleuse sociale à temps partiel et vit avec cinq autres personnes. Elle aime bien écrire autour de ses chats et porte un petit couteau autour du cou comme un bouclier. Elle publie des fois sur retard-magazine, parle beaucoup de violences sexuelles, et a créé avec une amie un zine qui s’appelle « It’s been lovely but I have to scream now ».

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