« Parlez-moi du désastre »

Damas, Pigments, et l’expérience postcoloniale

L’année 2017 marque le 80e anniversaire d’un recueil de poésie qui est pour plusieurs le manifeste d’un mouvement littéraire qui a apporté un discours symbolique à l’expérience postcoloniale. Publié en 1937, Pigments par Léon-Gontran Damas traverse le fouillis d’émotions et pensées provoquées par les lourds traumatismes coloniaux qui ont marqué l’histoire de l’Afrique et des Caraïbes. Dans ce texte fondateur, Damas exprime sa confrontation active envers la répression occidentale, l’assimilation forcée, et l’aliénation postcoloniale qu’il endure en tant que membre de la diaspora africaine. En répudiant la violence et l’oppression inhérente à l’eurocentrisme, il exige « Trêve de lâchage, de léchage, de lèche, et, d’une attitude, d’hyperassimilés ».1 Damas vise à récupérer la dignité des peuples autrefois colonisés et à façonner une identité collective propre à eux. De ses écrits naîtra un mouvement visionnaire que ses contemporains désigneront: la négritude.

Bien qu’il n’ait jamais employé le terme « négritude » dans son recueil, Damas a redéfini sa racine péjorative, « nègre ». Utilisé en force par les colonisateurs, « nègre » dénote une variante du mot « noir » plus racialisé et dérogatoire en France à l’époque. La réclamation du terme par Damas promeut en même temps une réappropriation et une demande de témoignage devant l’histoire. Son poème « Blanchi », par exemple, manifeste la « haine grossit en marge, de la culture, en marge, des théories, en marge des bavardages, dont on a cru devoir me bourrer au berceau, alors que tout en moi aspire à n’être que nègre, autant que mon Afrique qu’ils ont cambriolée ».2 Son langage exprime l’expérience amère du locuteur qui lutte contre l’assimilation d’envahisseurs, sauf que les dégradations coloniales ont infiltré son esprit et son corps et ont laissé une marque indélébile. Quelques pages plus loin, Damas concède qu’« il est des choses, dont j’ai pu n’avoir pas perdu, tout souvenir », mais il précise que ses cicatrices sont partagées avec tous ceux qui ont aussi supporté le poids d’une centaine d’oppression.3 Par cette reconnaissance, Damas élabore une base d’identité unifiée dans la condition postcoloniale et la descendance africaine.

Son langage exprime l’expérience amère du locuteur qui lutte contre l’assimilation d’envahisseurs, sauf que les dégradations coloniales ont infiltré son esprit et son corps et ont laissé une marque indélébile.

Cette conscience commune imprègne tous les poèmes de Pigments, comme une répétition thématique et stylistique qui évoque les rythmes des tambours africains ou du jazz.4 Damas emploie un style syncopé à la tradition orale africaine pour rappeler les mémoires enracinés dans la conscience collective de la diaspora. Un vers évoque l’histoire mutuel de l’esclavage, par exemple, décrivant une attaque soudaine sur une tribu sans méfiance : « Ils sont venus ce soir, où le, tam, tam, roulait de, rythme, en, rythme, la frénésie… DEPUIS, combien de MOI MOI MOI, sont morts, depuis qu’ils sont venus ce soir ».5 Les cris d’alarme sont collectivement coupés, un commentaire sur le vol des voix promulguée par la servitude et le traumatisme postcoloniale subséquent. Un autre vers récite les traditions perdus : « ils ont cambriolé l’espace qui était mien, la coutume, les jours, la vie, la chanson, le rythme…la sagesse, les mots… les vieux, la cadence… la mesure ».6 Pour combattre la perte, Damas est à la recherche d’un retour aux racines natales que le rythme et l’oralité de ses poèmes représentent. Son désir est si fort qu’il écrit : « Il est des nuits sans nom, il est des nuits sans lune… où j’aurais voulu, pouvoir ne plus douter, tant m’obsède d’écœurement, un besoin d’évasion ».7 Les refrains principaux, « nuits sans nom » et « nuit sans lune », sont répétés plus que dix fois pour mettre l’emphase sur l’intemporalité et la force cachée de ses émotions. La négritude est fondée sur ses sentiments et les valeurs qu’elles motivent.

Pigments par Damas prône une fierté qui a inspiré de nombreux intellectuels africains diasporiques en France, comme Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, à continuer les motifs et style de leur collègue et à écrire les textes fondateurs du mouvement de la négritude.8 En fait, le néologisme « négritude » a été forgé par Césaire deux ans après la publication de Pigments, et ce dans un geste de provocation motivé par Damas. Suivant les traces de la Harlem Renaissance, une explosion culturelle des écrivains et artistes de couleur à New York entre la fin de la Première Guerre mondiale et les années 1930, Damas revitalise la génération postcoloniale. Ses ouvrages, et le mouvement négritude qu’ils inspirent, sont devenus une force d’égalisation entre les cultures diasporique et occidentale, en rejetant la « colonisation, civilisation, assimilation, et la suite » qui infériorise les peuples jadis colonisés.9 Près d’un siècle plus tard, Pigments demeure une lecture vitale pour ceux face à l’oppression qui poursuivent la lutte identitaire, ou qui cherchent une source de fierté ethnoculturelle.

 

  1. Léon-Gontran Damas, « Trêve », Pigments, (Paris : Guy Lévis Mano, 1937).
  2. Ibid, « Blanchi ».
  3. Ibid, « Rappel ».
  4. Damas a dédié son poème s’intitulé « Shine » à Louis Armstrong, la personnalité influente du jazz américain.
  5. Damas, « Ils sont venu ce soir ».
  6. Ibid, « Limbés ».
  7. Ibid, « Il est des nuits ».
  8. Aimé Césaire, Cahier d’un Retour au pays natal. (Paris : Volonté. 1939).
  9. Damas, « Pour sûr ».
  • Sofia Misenheimer est une étudiante à la maîtrise en études de communication, avec une concentration en genre et femmes à l’Université McGill. Sa recherche de thèse se concentre sur l’influence que l’identité personnelle apporte à l’œuvre d’artistes urbaines à Montréal. Elle travaille comme écrivaine indépendante et comme coordonnatrice à l’Institut Genre, sexualité et féminisme (IGSF).

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