La reconnaissance sociale des personnes non binaires dans le genre au Québec

Image: Shanmukha Inkas, Beyond the Gender Spectrum, 2017.


Dans toutes les cultures et à différents moments de l’histoire, il a existé et existe toujours différentes formes d’identifications non conformes aux normes de genre en place. Ce qui diffère d’une culture à l’autre ou d’un moment à l’autre, c’est la manière dont la société les intègre, les célèbre, les normalise, les réprime ou les effaces. Ce constat suppose que chaque société a sa propre compréhension du corps sexué, du genre et de la sexualité.

Dans la société occidentale, depuis la fin du XIXe siècle, les conduites transgressives de genre et de sexualité ont été pathologisées. C’est autour des années 1950 que des médecins et sexologues1 ont inventé le terme « transsexuel.le » pour faire référence aux personnes désirant faire un « changement de sexe » à l’aide de chirurgies et de thérapies hormonales.

La manière dont a été instituée la prise en charge des transgressions des normes degenre montre qu’une « inadéquation », culturellement située bien entendu, entre le sexe anatomique (mâle ou femelle) et le genre (homme ou femme) était considérée comme une anomalie qui se devait d’être rectifiée, autant pour la bonne santé mentale du patient que pour le bon fonctionnement de la société.

L’absence de recherche qui traite explicitement des réalités des personnes non binaires dans le genre est assez révélatrice du manque de reconnaissance qui leur est accordé.

Le diagnostic du transsexualisme sera donc institué dans le DSM (Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux) et la CIM (Classification Internationale des Maladies) vers le milieu du XXe siècle, afin de permettre la prise en charge médicale et administrative (couverture des soins, modification des documents officiels, etc.) des « malades » demandant un changement de sexe. On parle à ce moment des opérations qui permettent « le passage d’un sexe à l’autre ». « M to F» ou « F to M» sont les deux seules transitions envisageables.

Ce constat s’explique en partie par le consensus scientifique, à la fin du 19e siècle, sur « la différence des sexes » comme cause de la « différence des genres ». Pour citer Susan Stryker dans son livre Transgender History2 :

Le corps médical et ses institutions ont le pouvoir de déterminer ce qui est considéré comme pathologique ou sain, normal ou anormal – et transforme, en conséquence, des formes potentiellement neutres de la différence humaine en hiérarchies sociales injustes et oppressives. Ce phénomène a été particulièrement important dans l’histoire trans.

Autour des années 1980, en réponse à la longue stigmatisation dont ont été victimes les personnes trans, une critique émerge au sein de leurs communautés. Celles-ci s’opposent au modèle médical normatif, à la distinction entre les « vrais trans » et les « faux trans », ainsi qu’aux exigences de conformisme aux stéréotypes culturels de genre et à l’invisibilisation des personnes trans qui en découle. C’est à ce moment que commence à se populariser le terme « transgenre », qui fait référence à l’hétérogénéité des parcours et qui se positionne politiquement par rapport au terme « transsexuel », terme fortement connoté et controversé. « Transgenre » (ou trans) renvoi au fait que le genre est vécu, incarné, performé, et que c’est un phénomène bien plus complexe et varié que ne le laisse croire l’idéologie binaire et essentialiste de la modernité eurocentrique. De plus, le terme transsexuel peut porter à confusion et laisser croire qu’il s’agit d’une sexualité, alors que le terme transgenre précise qu’il s’agit d’un changement dans l’expression de genre.

Durant des années 1990, un nouveau domaine de recherche prend place dans les universités ; il s’agit des études trans, plus communément appelées les trans studies. Celles-ci se développent dans plusieurs disciplines et s’intéressent à une multitude de phénomènes. Les études trans diffèrent des études pathologisantes qui les ont précédés dans le sens qu’elles n’approchent pas le genre comme un système à deux sexes stables et biologiques (mâle et femelle) qui correspondent sans équivoque à deux catégories sociales (homme et femme). Elles vont plutôt concevoir le genre comme un système global de productions signifiantes, c’est-à-dire que les études trans conçoivent les intersections du sexe et du genre comme étant liées à des représentations culturelles, des expériences vécues et des mouvements politiques. Il y a là ouverture d’une brèche pour explorer l’énorme variabilité des expériences transgenres.

On peut observer qu’en Occident, depuis l’arrivée du mouvement militant pour la reconnaissance et les droits des personnes trans, il y a de plus en plus de personnes qui prennent la parole publiquement pour affirmer que leur identité de genre se situe à l’extérieur des catégories normalement reconnues « homme » ou « femme ». De plus en plus de youtubers et de blogueurs/blogueuses profitent aussi de leur tribune pour partager leurs savoirs et leurs expériences sur les genres non binaires. Certaines de ces personnes s’identifient comme transgenres, transsexuelles, androgyne, genderqueer, gender non-conforming, genderfluid, bigenre, agenre, neutrois, pour n’en nommer que quelques-uns.

Pour revenir au contexte académique, l’absence de recherche qui traite explicitement des réalités des personnes non binaires dans le genre est assez révélatrice du manque de reconnaissance qui leur est accordé. Effectivement, malgré une critique virulente de la binarité des sexes qui s’est développé avec les mouvements militants queer et trans, les travaux de recherche portent encore majoritairement sur les personnes s’identifiant comme femme et comme homme exclusivement. Plusieurs travaux universitaires s’attèlent à la tâche de la déconstruction des croyances sur le sexe et le genre, on pense à Gayle Rubin et Judith Butler par exemple, mais le manque de connaissance empirique sur le vécu particulier des personnes non binaires dans le genre est aigu.

Les recherches qui portent sur les personnes non binaires dans le genre sont majoritairement des thèses doctorales, produites dans des universités américaines autour des années 2010, qui traitent du parcours identitaire des personnes genderqueer ou gender variant. La première thèse de doctorat portant exclusivement sur les personnes non binaires a été attribuée à Benjamin Williams Vincent à l’Université de Leeds en Angleterre, en octobre 20163. L’objectif de sa thèse est, je le site, « […] de comprendre comment les personnes non binaires sont intégrées dans les communautés queer et comment elles négocient avec les pratiques médicales, ainsi que ce qu’implique l’émergence des identités de genre non binaires dans ces contextes. »

En ce qui a trait au contexte académique québécois, quelques recherches et thèses traitent des sujets comme, par exemple, l’émergence de la militance trans au Québec, la « transnormativité », l’expérience des personnes trans en milieu de travail, ou les besoins des aîné.e.s trans au Québec. Mais, tout comme nos voisins du sud, la majorité des travaux reste silencieuse par rapport aux particularités des expériences non binaires du genre au Québec.

Plus récemment, deux projets de recherche québécois se concentrent sur les réalités des personnes trans et LGBT. Le premier, le projet « Trans youth » sous la direction de Annie Pullen Sansfaçon de l’école de travail social à l’Université de Montréal, cherche à comprendre ce qui contribue ou nuit au bien-être des jeunes trans et/ou non binaire de 15 à 25 ans. Le deuxième, la recherche partenariale SAVIE, cherche à comprendre les facteurs d’inclusion et d’exclusion sociales des personnes LGBTQ au Québec.

En ce qui concerne le contexte politique québécois, le projet de loi 35, loi modifiant le Code civil en matière d’état civil, de succession et de publicité des droits, adopté le 6 décembre 2013 et mis en vigueur le 1er octobre 2015, permet aux personnes trans d’obtenir un changement de mention de sexe et un changement de noms sur leurs papiers d’identité sans avoir obligatoirement recours à des interventions médicales pour modifier leurs corps. Ce projet de loi, obtenu grâce au travail soutenu de plusieurs groupes militants LGBTQ+, reconnaît maintenant officiellement que l’identité de genre ne découle pas directement du sexe anatomique, ce qui donne une certaine liberté aux personnes trans par rapport à leur transition. Cependant, ces progrès législatifs sont conditionnels et exclusifs.

Le projet de loi 103, Loi visant à renforcer la lutte contre la transphobie et à améliorer notamment la situation des mineurs transgenres, a été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 10 juin 2016. Les mineures trans peuvent maintenant changer de nom et de mention de sexe sans avoir recours préalablement à des interventions médicales. Cependant, les questions de reconnaissance des droits des personnes trans migrantes non citoyennes et des personnes non binaires restent non solutionnées. L’option « neutre » ou la possibilité d’exprimer une identité de genre non binaire restent absentes.

Le projet de loi 103 a aussi permis d’interdire la discrimination basée sur l’identité de genre et l’expression de genre. Cependant, ce changement réduit le concept « d’identité de genre » aux réalités trans. Pour citer Florence Ashley, militante trans et non binaire4 :

En parlant d’identité de genre seulement en relation avec les personnes trans, la dépendance au genre assigné à la naissance dans la loi est naturalisée. Parce que le genre des personnes trans est uniquement identitaire en contraste avec la réalité matérielle du sexe, leur effacement en tant que sujets habituels de la loi est justifié.

Cette auteure se questionne aussi sur la pertinence des lois fédérales et provinciales sur la discrimination, considérant que ces lois n’ont presque pas d’effets directs sur le quotidien de la majorité des personnes trans, et que les recours légaux ne sont pas accessibles à toustes.

Malgré une volonté d’inclusion de plus en plus visible de la variété des expériences trans, les personnes non binaires restent inconnues et/ou incomprises par l’écrasante majorité. Malgré l’assouplissement du modèle binaire du genre et des normes qui lui sont implicites, nous continuons de croire fermement que les hommes et les femmes sont deux espèces différentes et complémentaires et que ce fait est objectif, naturel et donc inévitable. Comment peut-on concevoir l’existence de personnes non binaires si on comprend le genre comme une fatalité de la nature et non comme un choix individuel ?

Afin de remédier au manque de savoir produit sur les expériences non binaires du genre et de donner une voix à la population concernée, j’ai décidé de consacrer ma recherche à la reconnaissance des personnes non binaire dans le genre.

L’objectif principal de ma recherche est de savoir si les personnes non binaires souffrent effectivement du manque de reconnaissance à leur égard, et si oui, d’identifier ce manque et de comprendre comment il affecte leurs vies.

J’ai donc mené des entrevues semi-dirigées avec six participant.e.s afin d’en savoir davantage. Voici les constats préliminaires qui ressortent :

– La moitié des participant.e.s accorde une grande importance à la reconnaissance (interpersonnelle et/ou légale) de leur identité non binaire alors que l’autre moitié accorde moins d’importance à l’enjeu identitaire, et plus d’importance à l’aspect contraignant et violent des normes de genre.

– Pour certaines des personnes qui accordent une moins grande importance à l’enjeu identitaire, la notion de coming out fait plus ou moins sens, car considérant que la non-binarité n’est pas reconnue, leur besoin de s’affirmer en tant que non binaire est plutôt lié au besoin de déconstruire les normes du genre pour diminuer leurs impacts négatifs.

– Tous les participant.e.s font ce que j’appelle des « accommodements identitaires » pour éviter d’être constamment confronté à l’incompréhension de leur identité. Des exemples d’accommodements ; certain.e.s utilisent des pronoms binaires malgré leur volonté d’utiliser des pronoms neutres. Un participant me racontait qu’iel mentait sur son identité à son médecin pour être sûr d’avoir accès à l’hormonothérapie, de peur que de révéler son identité non binaire allait remettre en question l’authenticité de sa demande.

– La majorité des participant.e.s ont mentionné l’importance d’une plus grande représentation médiatique pour avoir des figures auxquelles s’identifier.

– Toustes les participant.e.s ont mentionné l’importance de l’éducation à la diversité sexuelle et de genre dès le jeune âge.

  1. Magnus Hirschfeld a d’abord écrit le premier livre « The Transvestites » sur les variations de genre et de sexualité au début du XXe siècle en Europe. Son successeur américain (d’origine allemande), Harry Benjamin, rend populaire le terme « transsexuel » autour des années 1950.
  2. Stryker, Susan, Transgender History (Seal Press, 2008), 36.
  3. William Vincent, Benjamin, “Non-Binary Gender Identity Negotiations : Interactions with Queer Communities and Medical Practice,” Thèse de doctorat en sociologie (Leeds: The University of Leeds, 2016).
  4. Ashley, Florence, “The Constitutive In/Visibility of the Trans Legal Subject: The Example of Quebec Law,” 2017,. https://mcgill.academia.edu/FlorenceAshley.
  • Antoine Masson-Courchesne (B.A. en psychologie, candidat.e au M.A. en sociologie) est un.e militant.e non binaire et queer ayant œuvré dans plusieurs groupes communautaires tels que La Réclame et le Center for Gender Advocacy. Ille travaille présentement comme intervenant.e à l’écoute chez Interligne. Son mémoire de maîtrise porte sur la reconnaissance des personnes non binaires dans le genre au Québec.

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